Christian Lapie, historien
2002
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Au-dessus de mon bureau est encadrée une carte postale froissée. On y voit des militaires de différents pays assis autour d'une table. Un examen plus attentif permet de reconnaître trois généraux de la Wehrmacht présentés de dos, en face desquels est assis le haut commandement allié. Sur ma carte, l'impression qu'il s'agit d'une peinture est faussée. Les chaises droites brillent d'un vert joyeux, le grand plateau de la table est rose pop art, des fers à béton en sortent et des empreintes d'armes à feu y sont esquissées. Les murs et le sol sont tachés de nuances froides de bleu. Cette carte postale est significative, car elle témoigne de l'Histoire sous une double perspective.
Son contenu premier restitue un événement qui eut lieu aux petites heures du matin du 7 mai 1945, plus exactement entre 2h34 et 2h41, dans un établissement d'enseignement secondaire de Reims, aujourd'hui lycée Roosevelt. Sous le commandement du général d'armée Alfred Jodl une délégation militaire allemande signa l'acte de reddition aux vainqueurs alliés sous la présidence du général américain W. Bedell-Smith. Quelque cinquante ans plus tard, Christian Lapie a transformé de la façon décrite le tableau d'histoire peint par Julien Jonas. En 1993, en guise d'avertissement et d'acte de mémoire, il a voulu installer une copie de la table originale dans la pièce voisine de la salle de classe transformée en musée. Cette action classique de paraphrase historique intitulée Reddition/War game (1994) a été, ainsi que le raconte le critique d'art Harry Bellet dans une monographie des projets de C. Lapie, empêchée par la veuve âgée du général Jodl. Son intervention, qui a apparemment atteint l'Olympe français, n'a cependant pas mis fin au travail de Lapie, lequel a pris le chemin de Berlin. Ici, à la Künstlerhaus Bethanien, non loin du deuxième lieu de la capitulation, Karlshorst, a eu lieu la paraphrase de la paraphrase. La table rose avec ses armes incrustées et ses fers à béton était devenue une manière de suaire. Des broderies dorées désignaient les armes posées.
L'histoire de ce travail est symptomatique de la création de Christian Lapie. Né en 1955 à Val-de-Vesle en Champagne, à proximité de Reims, il est tout autant lié à son lieu d'origine qu'il travaille sur le plan international. Ce fils de paysan a décidé très tôt de devenir artiste, sans savoir précisément ce que cela voulait dire. De son propre aveu, il n'avait pas la moindre idée de qui pouvait bien être Picasso. Mais il savait qu'il voulait faire quelque chose de neuf. La ténacité de sa volonté l'a conduit à l'École des Beaux Arts de Reims, ensuite son grand talent l'a conduit de manière presque évidente à l'École Nationale Supérieure des Beaux Arts de Paris. Durant les deux dernières décennies, c'est en tant qu'historien que Christian Lapie a travaillé à Val-de-Vesle, et dans le monde.
Ainsi, à partir de sa belle maison au bord de la Vesle, dans la Champagne céréalière, Christian Lapie peut étudier son environnement et toujours y revenir d'où qu'il rentre du vaste monde. Ses voyages l'ont conduit en Australie (1990), en Amazonie (1992), au Japon (2000), au Cameroun (2001) et au Canada (2002). Et ici comme là-bas, c'est l'histoire et l'environnement qui déterminent l'esthétique de ses œuvres. Un trajet à travers les collines de Reims, là où l'on peut écrire avec les pierres, suffit pour pouvoir sentir l 'Histoire sous sa forme la plus oppressante. Durant la Première Guerre mondiale, la jeunesse de l'Europe a perdu son sang dans ces paisibles vignobles. Les noms ainsi que les âges juvéniles des morts que l'on peut lire dans les nombreux cimetières militaires auraient dû constituer autant d'avertissements, pourtant tel n'a pas été le cas. Aujourd'hui encore, le sol est plein du métal des deux grandes guerres du XXème siècle, et dès l'origine, ces stratifications ont intéressé Christian Lapie.
C'est ainsi que ses travaux du début des années 1990 ont été déterminés par des objets de récupération, réels ou moulés, incolores, sombres, monochromes. Dans Case of War (1990/91), des structures de tôle ondulée salies et brûlées ont été montées sur un mur comme des ex-voto, associées à des vitres et à des objets de récupération tels que des bûches consumées, des cartons trempés ou des petits paquets. Et comme sur les ex-voto que nous connaissons du folklore, la parole entre en jeu : HOW THE OLD WAR IS BACK, A SMALL WAR, THE FIRST NIGHT OF WAR. C'est ainsi qu'un artiste proche des champs de bataille de la première guerre industrielle fait retentir sa voix avec les mots usités des médias pour montrer la Guerre du Golfe de l'ère industrielle en tant que peintre d'histoire. Dans A BETTER PICTURE OF WAR, il inscrit son souhait en lettres capitales, lisibles pour tous, tout comme les matricules inscrits sur les tanks.
Aux objets de récupération s'ajoute le médium essentiel de Christian Lapie, le bois brûlé, autant dire l'élément du feu ajouté à celui de la terre. Dans les forêts, là où les Ardennes deviennent la plaine de Champagne, il choisit des troncs qu'il brûle pour les transformer en sculptures. Déposition (1996) montre les couches concentriques d'un arbre en deux fois six carrés peints dans des couleurs limoneuses. Les bois brûlés sont posés comme de grandes bûches, aussi délaissés que, dans l'iconographie chrétienne, le Christ mort sous l'instrument de son supplice. Par le nombre des douze troncs réunis, Christian Lapie parvient encore à figurer dans une abstraction muette les disciples et l'image du cadavre du Christ. Cette économie de moyens est l'un des principes créateurs de l'art de Christian Lapie.
Ce qui détermine l'œuvre de Christian Lapie, c'est aussi l'écoute du pays et des gens. Dans les environnements très différents de l'Amazonie brésilienne et de la province japonaise de Niigata, il a donné à l'histoire du lieu une image filtrée par ses membranes de perception. Dans la forêt primitive d'Amérique du Sud, il a eu à sentir le pillage de la nature, tout comme le désespoir des hommes qui effectuent ce pillage, et la dignité de leur foi naïve et sensuelle. Avec ses moyens, il a transposé cela en installations sur le lieu même, puis en Europe. The Only Witness was the Rain (1992), un travail qui a été exposé en 1993 au Musée Suermondt-Ludwig d'Aix-la-Chapelle montre un moulage monolithique de structures de tôle ondulée transpercées par des fers à béton. Nombre de ces éléments sont conçus dans des coloris criards, qui étaient alors nouveaux et singuliers dans son œuvre. Dans les niches rondes de la tôle ondulée sont placées de petites figurines de saints et d'autochtones en vêtements divers. Aussitôt sont représentés les rituels des habitants d'origine et des esclaves christianisés de force, abondamment commentés par les ethnologues. Dans ce mélange impressionnant prennent naissance des formes et des iconographies de cultes autochtones, appelés Umbanda, auxquels Lapie fait allusion. Avec Trop Plein, il revient en 1998 aux principes créateurs des travaux du Brésil. Les couleurs criardes, turquoise et rose, sont de retour. La paraphrase de la nature, que Lapie avait déjà introduite dans le projet d'Amazonie avec l'utilisation de rouleaux de papier peint à décor tropical, revient.
Ces sculptures de bois noires sont constamment présentes dans l'œuvre de Christian Lapie, qui peuplent son univers comme des esprits du passé, des fantômes de l'histoire. Depuis la moitié des années 1990 il se sert de ces formes allusives et surdimensionnées du corps humain. Nées de troncs d'arbres éclatés, ces formes sont esquissés à la tronçonneuse puis noircies au feu ou à la machine à créosoter, les couches superficielles acquérant par là un épiderme velouté. La relation bois-feu résulte également de l'époque du voyage au Brésil, où Lapie a pu faire l'expérience de l'odeur et des couleurs des brûlis. En 2000, lors de la triennale d'Echigo Tsumari dans la province japonaise de Niigata, les grandes sculptures de bois émergent dans un contexte historique. Dès le XVIème siècle, cette région alpine et montagneuse du Japon était une zone de repli pour les samouraïs devenus infidèles, qui se retranchaient dans cette contrée impraticable et y vivaient en chevaliers-voleurs. Son installation à figures multiples, Matsudai Castle, redonne vie à ce passé. Sur un petit plateau se dressent fièrement des silhouettes de guerriers réalisées en bois noir. Bois qui, par ailleurs, rappelle la tradition de charbonniers de cette région dépeuplée du Japon.
La métaphore de l'Histoire qu'opère Christian Lapie devient poignante dans la même année 2000, où il reflète un épisode de l'histoire récente avec son travail, Das Sulzburger Feld . En Bade, la communauté juive de Sulzburg fut frappée en 1940 par le même destin que celui de ses coreligionnaires d'Alsace et de Lorraine. Au terme de quatre cents ans de coexistence paisible, les Juifs furent traqués puis déportés au camp de Gurs, dans les Pyrénées. Mais la France ne conserva pas longtemps le pouvoir sur eux, et deux ans plus tard, ils rejoignaient les transports pour les camps de l'Est. Christian Lapie s'est souvenu d'eux en faisant s'avancer un cortège funèbre de sculptures noires à travers les prés paisibles et en érigeant une foule humaine noire dans la maison de prières, la synagogue merveilleusement restaurée de Sulzburg. Et une fois encore, sans la moindre parole, l'Histoire est rendue visible à chaque spectateur.
Avec son nouveau travail à Reims, L'Axe (2000-2005), Christian Lapie pense à l'avenir du Musée des Beaux Arts. Ce bâtiment qui, au sens littéral du mot, se tient dans l'ombre de la cathédrale et du Palais du Tau, il l'anime avec un projet de sculpture dynamique qui s'avance hors du musée et attirera les visiteurs vers l'intérieur. Ici, les données historiques - le musée était autrefois l'abbaye Saint-Denis - ne sont pas de première importance. Et cependant, on dirait qu'une procession de moines est en train de quitter la Cour d'honneur ou d'y entrer.
Ainsi Christian Lapie reste attiré par son lieu d'origine, la Champagne et sa capitale, Reims. En tant qu'artiste, il incarne un type de « Global Player » avec de fortes racines locales. On le constate sans peine quand on voyage avec lui à travers le monde et son lieu d'origine. Plein de curiosité, il est à l'affût des singularités et des particularités de ses pays d'accueil, et il le fait avec beaucoup de grâce et sans jamais être inopportun. Il écoute plus qu'il ne questionne. Il écoute des histoires ainsi que l'Histoire et les transcrit, lorsque cela lui paraît intéressant, dans ses œuvres sensibles et pourtant puissantes. En même temps, il réclame de la curiosité et une écoute patiente quand il fait visiter sa région, du côté de L'Épine. Il est fier de sa maison à Val-de-Vesle, et de Reims. Les périodes noires de l'histoire de son lieu d'origine ne l'intimident pas. Et c'est pourquoi il ne vit pas l'échec de son projet War Game évoqué plus haut comme une défaite, mais comme une stimulation. Christian Lapie est capable d'un entêtement tenace, comme un paysan champenois.
Prof. Dr. Ulrich Schneider
Directeur des Musées de la ville d'Aix-la-Chapelle