Dans le monde de Christian Lapie

2002

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À l'image du philosophe Tom Nagel (Thomas Nagel, What is it like to be a bat ?, The Philosophical Review, LXXXIII, 4 (octobre 1974): 435-450.) se demandant ce que ça fait d'être une chauve-souris, et quel est son monde, nous nous sommes demandé ce que ça fait d'être dans le monde de Christian Lapie. Après avoir conduit une série d'entretiens avec Christian Lapie pour dégager, à sa demande, sa démarche de création, nous avons ensuite ouvert notre analyse à Alexandre Viros, qui vient mêler sa réflexion à la nôtre.

Tout commence par une énergie bloquée. Christian Lapie est appelé par une personne ou un groupe, le commanditaire, qui vit un problème identitaire, déclaré ou non et désigne un espace pour son intervention.. Dans chaque cas je dois dire que les faits se reproduisent non pas parce que c'est moi qui les reproduis, mais parce que les gens font une projection. Ce sont des gens qui connaissent mon travail et qui imaginent que je vais apporter une solution2. La notion de commanditaire est importante et doit être différenciée de celle de client. Un client demande de l'artiste qu'il produise une œuvre sans participer à son processus de création. Le commanditaire pour Christian Lapie est partie prenante du processus de création. Christian Lapie engage un parcours avec ce commanditaire, il l'accompagne à la découverte du problème réel que celui-ci tente d'aborder. Ce processus n'est pas une intrusion au cours de laquelle Christian Lapie tenterait de faire dire au commanditaire ce qu'il n'a pas envie de dire. Il s'agit, par une approche périphérique, de conduire le commanditaire à trouver pour lui-même ce qu'il a à cœur de partager. Comme le dit Christian Lapie : Je converse avec les commanditaires, c'est ouaté, feutré, c'est rarement en direct, mais je suis dedans. J'ai un rôle de révélateur. Je révèle ce qui me semble être l'essentiel, ce qui est la permanence de l'homme face aux événements, les grands événements, les grands mythes.
Au cours d'un séjour au Brésil (1992 ), il nous dit avoir senti une capacité de
communion avec le genre humain, de manière holistique, globale, avec le sentiment d'une universalité dont la forme précédente de son art échouait à rendre compte. En découlent alors la transformation de son art et son envie de réactiver tout sentiment d'appartenance.

Ce qui précède annonce l'un des moments essentiels de sa démarche de création où il construit réellement la matrice de l'œuvre. Il s'agit de l'étape d'investigation. Notons ce paradoxe : Pour lui, l'important n'est donc pas tant d'illustrer un propos d'historien. Il lui faut montrer comment, au présent, une certaine perception du passé conduit les hommes à vivre ensemble. C'est la mémoire que Christian Lapie investit , non pas l'histoire. Il va à la rencontre de la mémoire du lieu : Je vais par exemple visiter systématiquement les cimetières, tu y apprends beaucoup de choses. Christian s'engage toujours sur l'angle le plus aigu du sujet de la commande. Pour exemple le drame de Sulzburg, celui de la communauté juive, j'avais une proposition à faire, il fallait que j'aille jusqu'au bout, je m'étais engagé. C'est là où je mets la gravité. Ou encore pour un projet en cours : Je suis invité en Ardèche à intervenir sur un sentier. Je parcours les lieux et me promène avec les commanditaires. Voyant le territoire, j'étends mon intervention d'une commune à une autre, pour rendre présent un problème ancestral entre ces deux communes Cette exploration appelle une négociation avec le commanditaire, et par son intermédiaire avec tout son environnement . Par cette pratique, Christian Lapie rend alors le commanditaire responsable du sujet en question et lui permet de se l'approprier. Ainsi en s'intéressant à l'environnement du commanditaire, aux interactions avec sa communauté, l'espace de l'œuvre se dessine progressivement : Christian Lapie en présente alors le projet sous forme d'esquisses. Tout est en place pour le commanditaire qui est en mesure de travailler à la mise en œuvre de la commande, usant de l'art pour convaincre. Au cours d'échanges parfois problématiques, confrontant des intérêts divergents, parfois anciens, par des moyens détournés Christian Lapie permet une contamination mutuelle de l'artistique et du politique, l'art se substitue à l'autorité. Il montre que ce qui paraissait impossible est devenu un projet possible et que le possible est alors nécessaire.
Mais reste alors une question, essentielle à nos yeux. Quel est son domaine d'appartenance ? Christian Lapie travaille-t-il à partir de l'existence humaine, individuelle ou d'emblée sociale ? Fait-il de la politique ?

Au terme du premier parcours avec le commanditaire dans son environnement, Christian Lapie choisit l'emplacement le plus incontournable pour y placer ses figures. Il s'agit pour lui d'obliger le regard de la communauté sur l'œuvre : il faut mettre l'œuvre à l'endroit qui dérange le plus, dit-il. Au Cameroun, le maire de Ngaoundéré, a compris qu'il fallait un groupe dans le centre-ville. Christian Lapie propose de repousser les limites initialement fixées au projet pour le rendre plus présent. Il n'hésite pas à y occuper un espace de 17 km de long. Les groupes de figures créent ensuite un espace, qui induit un parcours d'un groupe à un autre. Les groupes se font ainsi écho : c'est l'espace entre les figures qui devient l'objet, précise Christian Lapie. Les liens entre les groupes , les parcours entre eux et l'environnement, sont ce qui compte le plus. Une figure seule, en effet, ne définirait pas un espace. Le lien se construit dans ce que les individus sont susceptibles d'y faire, au Cameroun, ils s'y photographient, d'y vivre, ils pique-niquent dans le parc municipal de Forbach. Le groupe spatial mime le groupe humain. Christian Lapie en décrit ainsi l'isomorphisme : Je ne m'intéresse pas à ce qu'ils disent individuellement, mais à l'écho qui raisonne entre eux. C ' est espace qui se trouve entre eux, ce vide, est en fait un ciment impalpable. L'espace du lien est plus important que l'espace du lieu. L'écho des œuvres rappelle l'écho des hommes.
La provenance des arbres est aussi signifiante pour Christian Lapie : Si les arbres viennent d'à côté la pièce est plus puissante . Ils appartiennent au lieu, aux hommes, ils sont leurs. À Sulzburg, les arbres avaient tout vu.

Il s'agit également d'un parcours dans le temps. L'œuvre de Christian Lapie est ancrée dans la terre, mais également dans une durée. Sa présence dans le quotidien, le jour, la nuit, s'implante. Christian Lapie insiste sur le fait que l'œuvre doit pouvoir être vue à tout moment, qu'elle évolue dans l'année : Les humeurs de la météo et des gens font prendre à l'œuvre des jours différents, inquiétants et rassurants. Résultat de l'accumulation des projections de la communauté où elle est installée, l'œuvre de Christian Lapie transmet son écho à ceux qui sont en contact avec elle. Pour nous, l'émotion constituerait une forme d'achèvement de l'œuvre, émotion ambivalente et forte, qui associe les joies de savoir ce qui unit les hommes à la conscience déçue de ce qui les sépare.

L'étape libératrice est l'aboutissement de ce parcours : Ma satisfaction est d'avoir créé un moment de beauté mystique inattendue. C'est un petit moment proposé dans une vie, gratuit, disponible, préhensible. Rappelons que Christian Lapie a cœur de ne pas être historien, voire, il a à cœur de contourner l'histoire officielle. Il serait tentant d'opposer ici l'histoire à la mémoire. L'histoire serait le corps de textes décrivant le déroulement d'événements. Opposons-lui la mémoire, une faculté humaine, qui s'éprouve et exige l'effort d'une lutte contre l'oubli. Elle est également parcellaire et sans doute modifiée par le présent, mensongère parfois, elle n'en trahit pas moins ce rapport dynamique que les contemporains entretiennent avec le passé.
À Sulzburg, Christian Lapie refuse de faire de son œuvre un mémorial. Il n'est pas question pour lui que l'œuvre reste, qu'elle joue le rôle de monument. Allons plus loin en disant que la transformation de l'œuvre en mémorial serait en contradiction avec l'effet recherché par Christian Lapie, cet effet d'éveil du souvenir. Mais en un sens, cet effet à Sulzburg culmine au moment de la disparition de l'œuvre, après que les partenaires eurent tenté de conserver l'œuvre un peu plus longtemps, reprenant une forme de négociation : un mois de plus, puis trois, etc. Qu'est-ce qu'aurait été un mémorial à Sulzburg ? Une forme de mémoire prothétique, un ersatz de travail, peut-être émouvant, mais certainement une nouvelle archive. Christian a réussi à éviter ce danger, en enlevant l'œuvre, suggérant qu'il fallait que cela s'arrête. En ôtant son installation de Sulzburg, Christian Lapie a fait sien le déchirement.
De manière plus paradoxale encore pour une œuvre, le travail, sa « production » ont pour objet d'être des moyens, en l'occurrence les moyens d'un réveil de mémoire et le moyen de réactiver la vie d'une communauté. Laisser l'œuvre eût été en faire une fin, prétendre que ce qui comptait le plus sont ces personnages noirs et mystérieux, façonnés à partir de troncs d'arbres, disposés dans la nature. L'idée que l'installation soit éphémère renvoie ainsi au manque, aux béances et brèches laissées ouvertes dans le travail de remémoration. Cependant, le souci d'éphémère, cette exigence de ne pas mentir sur la nature transitoire d'un événement de remémoration, se paient d'un certain prix. L'une des questions qui nous préoccupent est liée à celle de la pérennité et de la validité de l'effet de mémoire associées à ces installations in situ, qui sont aussi inscrites dans un moment.

L'œuvre de Christian Lapie, au terme de ce parcours, nous apparaît également comme tragique. Volontairement, il s'agit de créer des souvenirs et les conditions de leur oubli, comme l'ascension de Sisyphe en haut de la montagne n'avait que pour seule fin la chute sans cesse répétée du rocher entraîné par son propre poids. Ses œuvres sont tragiques, car le parcours qui les conduit est sans issues véritables. Soit Christian Lapie, accepterait d'ancrer son œuvre dans l'histoire, de l'y plonger, de la faire durer, et il retomberait alors dans l'espace consacré qu'il rejette et dont il estime qu'il trahit la véritable mémoire ; soit, mimant l'effort de la mémoire, comme à Sulzburg, en réactivant le souvenir puis en mettant un terme volontaire et déchirant à ce processus, il se condamne à son tour à se faire oublier. L'une des réponses à ce tragique s'appuie sur la valeur du « petit moment » durant lequel partenaires et visiteurs vivent ces souvenirs. Il souhaite que ces moments soient préhensibles. Arrachés à la continuité légendaire comme à la continuité historique ils ont vocation à se présenter comme éphémères, comme si l'effacement était la vérité de ce qu'ils sont. Tout se passe donc comme si, pour être active, l'œuvre devait se présenter comme disparaissant dans le temps même de l'apparition. Le tragique ne serait-il donc évacué que par un surcroît de tragique ?


Pour pénétrer plus avant dans le monde de Christian Lapie, nous avons proposé à Alexandre Viros, sous forme d'un jeu, de pratiquer en imagination la démarche de création de Christian Lapie. Alexandre Viros nous fait ainsi partager son expérience intérieure et l'écho supplémentaire que cette « simulation » éveille en lui à propos du travail de l'artiste : « Sur leur invitation, je me suis livré à un entretien dont le but était de simuler un processus identique à celui que mène Christian Lapie dans la production de ses œuvres. On commença par me demander de choisir une situation me concernant, familière et bloquée, sujet que nous partageons tous. Un peu comme ce que décrit parfois Nathalie Sarraute - dont j'ai appris par la suite que Christian Lapie en est lecteur - il s'agit plutôt d'aller chercher l'un de ces éléments, d'identifier ce que Nathalie Sarraute appelle les « tropismes », ces micromouvements dont la vie fourmille. Il s'agit pour moi de les faire vivre un peu plus que je ne les laisse d'habitude, de les révéler, d'en jouer, et surtout, sans les nommer, de comprendre où et quand ils se jouent. Voici donc les cinq étapes enclenchées : identifier le « blocage », comprendre sa situation, mettre en jeu la situation en plaçant un objet qui soit incontournable dans l'espace de la situation, identifier mon émotion, et, à partir de cette identification, me libérer en reconsidérant ma relation avec les personnes présentes. Cette dernière étape, cette « libération », a le caractère simple et un peu décevant d'une vérité.
Me souciant de moi, j'apprends qu'une vie qui ne se mettrait pas à l'épreuve ne vaudrait pas la peine d'être vécue.  J'ai l'impression que la nature « déceptive » de la libération est un élément essentiel. Il me semble qu'une comparaison adéquate serait avec l'hygiène quotidienne. Il s'agit plutôt de trouver l'analogue existentiel des soins que nous nous prodiguons chaque jour pour continuer à vivre. Peut-être pourrait-on parler d'hygiène existentielle. On est ici amené à procéder à une nouvelle forme d'exercice vital, autour de ce qui dérange. L'objet rendu incontournable me rappelle à la vie, ma vie, à l'une des situations qui la constituent. Il me reconduit à la microcommunauté d'acteurs plus ou moins erratiques de la situation qui m'occupe. Tout ce qui arrive permet à la nature de ce blocage de se révéler à moi de plus en plus, et de mieux en mieux. Quelle est la nature de cette révélation ? Il s'agit de prendre la mesure de la situation dans laquelle le blocage a lieu, de rappeler à ceux qui sont amenés à y vivre que quelque chose existe là qui est problématique, et qu'ils y participent. Il s'agit, toujours sans le dire, de témoigner que quelque chose existe en ce lieu, entre nous, que même si j'ai été le protagoniste d'abord involontaire de cette aventure, je serai, de manière singulière, celui qui leur propose que nous nous souvenions que nous sommes, après tout, engagés dans quelque chose de commun. »

Patrick Mathieu consultant, Patrick Mathieu Conseil
Hélène Valentin commissaire d'expositions, experte en art contemporain
Alexandre Viros enseignant- chercheur / philosophie / Paris I

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