Le musée aux esprits
2002
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« La puissance de ces images spectrales est toujours en nous et nous devons apprendre à les reconnaître pour les gérer et ne plus les subir »(Christian Lapie, Das sulzburger Feld, Catalogue d'exposition octobre-décembre 2000, Sulzburg, Freundeskreis Ehemalige Synagoge, p 14)
Comment passer d'un lieu introverti à un lieu extraverti s'interrogeait justement le conservateur du musée des beaux-arts dans les années 90? Obstacle urbain, forteresse aveugle, prison… les termes ne manquent pas pour évoquer un bâtiment mal calé dans le tissu urbain et malmené par l'histoire. Malgré les destructions de la Grande Guerre, la survivance du palais abbatial de l'abbaye Saint-Denis aurait pu, paradoxalement, être un atout pour engager sa réhabilitation. Pourtant, dans l'ombre de la prestigieuse cathédrale, les extérieurs affichent encore les traces d'un passé qui a dénaturé l'harmonie originelle de l'époque rocaille. Impossible au passant de lire cette architecture qui se pose négativement dans la ville : long mur gris rue Jadart, agglomérat de façades rue Libergier - parfois criblées d' impacts d'obus -, façade rue Chanzy, édifiée au XVIIIème siècle, dont les décors émergent difficilement de la noirceur formée par les gaz d'échappement et qui fait aussi office d'entrée. L'omniprésence du passé est perceptible à ceux qui prennent le temps d'observer les façades d'un lieu qui semble hors de la vie - pétrifié. Sa minéralité accentue alors cette impression, notamment dans la sobre et silencieuse cour ouverte aux ciels contrastés de la Champagne. L'aspect chaotique du musée génère alors des sentiments ambivalents qui vont de la fascination au fatalisme, et suscite, parfois, l'indifférence…
Positionner le musée dans l'espace urbain devenait donc urgent. L'identifier en tant que lieu de vie, remettre en cause l'antinomie dedans-dehors, sont devenus les principaux objectifs d'un projet pour l'avenir - les véritables obsessions des acteurs actuels de l'institution. Le passage à une logique d'action ne pouvait s'envisager sans un acte symbolique destiné à assumer le passé pour penser naturellement le futur. Il a donc semblé naturel de proposer à Christian Lapie d'inscrire le musée dans le cadre de sa démarche amorcée il y a une dizaine d'années. Nous connaissions sa sensibilité à la construction des lieux qui le conduit à créer des installations destinées à « gêner » ou à détourner la réalité présente afin de percevoir autrement les strates du passé. Ses figures monumentales, simplement taillées dans le bois, qu'il groupe dans des espaces donnés, servent avant tout de repères temporels ou d' « outils visuels » pour interroger l'espace et le temps des lieux et rendre visible l'invisible de l'histoire.
Après Das sulzburger Feld en Allemagne qui évoque l'extermination de la population juive d'un petit village pendant le nazisme, après le Japon, puis récemment le Cameroun à Ngaoundéré et le Canada, les colonnes archaïques et noires de ses installations prennent maintenant possession du musée des beaux-arts. Simples troncs d'arbres ardennais choisis par l'artiste et sobrement dégrossis à la tronçonneuse, elles se dressent en groupe dans la cour et au bord du parking jouxtant le bâtiment. Semblant calcinées ( grâce à la créosote, traitement utilisé pour leur conservation en plein-air), elles dialoguent avec les murs gris et fissurés d'un musée devenu lui-même élément de l'installation. Détourné de sa vocation première, ce dernier n'est plus seulement l'écrin qui conserve et présente les œuvres d'art. L'imbrication des figures totémiques au centre des bâtiments suggère la possible ouverture de la cour aux rues avoisinantes qui autorise enfin le dialogue avec la vie de la cité. Axe, titre de la démarche, s'apparente en fait à un lien qui rend le musée acteur entre le passage Jadart et la rue Libergier, le lien possible entre la rue de Vesle et le parvis de cathédrale - le lien avec le futur.
« La forme ébauchée, primitive, bien que familière est la projection de nos obsessions et de nos peurs collectives . Parce que noires et muettes, elles appartiennent au monde des rêves et des cauchemars nous pouvons voir en elles les victimes de l'Histoire… (Ibid, p14)» Qu'incarnent donc ces figures archaïques destinées à apprivoiser la « malédiction » qui pèse sur le musée ? Rappellent-elles, par exemple, que, dès le début de la Grande Guerre, les bombes avaient éventré le bâtiment qui venait d'être inauguré ( 1913). On ne peut oublier que, depuis le XIXème siècle, les Rémois attendaient un vrai musée, les collections de la ville restant présentées au premier étage de l'Hôtel de Ville. Malheureusement, leur satisfaction fut de courte durée et le musée ne put retrouver, depuis la guerre, la place qu'il méritait à un niveau national.
Christian Lapie met en scène un rite incarné par un défilé qui transperce radicalement le musée et qui finit à la périphérie du parking, dans le quotidien le plus banal des habitants de la ville. Possible écho contemporain, comme le note Philippe Piguet, de L'Enterrement à Ornans de Courbet(Philippe Piguet, Christian Lapie - Mémoire et histoire, Le Collège Editions/ FRAC Champagne-Ardenne, Reims, 1999, p 14) ou, peut-être aussi, des Bourgeois de Calais de Rodin, les figures noires, qui composent Axe , trouvent naturellement leur place dans le fil de l'histoire : trois défilés qui défient la seule réalité, trois démarches marquées par le monumental, l'intemporel et l'emploi de la figure humaine en tant que module spatial.
Il est important de rappeler que ces spectres ont pris place dans l'univers de l'artiste à l'issue d'un premier projet commandé dès 1992 par la Ville de Reims pour la salle de la signature de la reddition allemande située au Musée de la Reddition. Christian Lapie, après avoir été peintre - en témoigne l'exposition au Palais du Tau en 1989(Mario Reis Christian Lapie, exposition au Palais du Tau, juin/ juillet, Reims, 1989) -, s'intéresse au volume : il crée une table grandeur nature en béton rose, couverte d'empreintes de jouets guerriers d'enfants et de morceaux de fer incrustés. War Game ouvre donc la voie d'une nouvelle démarche qui trouve maintenant sa place à un niveau international au fil de projets de plus en plus ambitieux. Depuis, ses installations hantent certains lieux à Reims et aux alentours : dans les jardins privés ou récemment, en juin 2000, au Manège de Reims, scène nationale, dans le cadre d'une démarche avec le chorégraphe Hervé Diasnas - création qui détourne résolument la place traditionnelle du spectateur lui-même mis en mouvement dans l'espace scénique
Ainsi, après War Game, est né à Reims un langage universel sur la mémoire des lieux. La table rose, qui symbolise le feu et le sang de la guerre, matérialise la violence qui accompagne la démarche actuelle de l'artiste dont les « assistants » sont la hache, la tronçonneuse et le feu. Ses figures sont nées du feu dans le sillage de Bachelard qui écrivait: « Pour un chimiste comme pour un philosophe, pour un homme instruit comme pour un rêveur, le feu se substantifie si facilement qu'on l'attache aussi bien au vide qu'au plein(Bachelard, La Psychanalyse du feu, Folio, 1994, p 112) ». Leur présence physique ne sert qu'à mieux mettre en évidence l'invisible qui existe entre elles et le lieu dans lequel elles s'inscrivent. Par cette installation, le musée trouve de nouveaux repères, des bornes, qui le conduisent à s'interroger sur sa place dans la ville. « J'ai un rôle de révélateur » explique enfin Lapie dont l'acte créateur se mêle parfois aux décisions politiques pour ébranler des territoires figés. La destruction récente, seulement quelques mois après leur conception, de l'installation de Ngaoundéré au Cameroun par le nouveau maire est un acte de vandalisme qui prouve la justesse de l'engagement de l'artiste dont le matériau privilégié est l'inconscient collectif.
Les ombres silencieuses des statues qui se mêlent à celles des bâtiments sont l'écho des fantômes obsédants du romantisme noir. Elles renforcent le glissement d'un monde à l'autre et rappellent qu'un musée est le lieu de tous les passages car il se doit de confronter, entrechoquer et conduire les témoins matériels des strates de notre histoire artistique à de nouveaux dialogues. Ces visiteurs anonymes, sans visages, de tous les temps, mettent en scène les ondes qui sourdent de l'architecture, provoquant alors « …l'unique apparition d'un lointain, si proche soit-il(Walter Benjamin à propos de l'aura, Oeuvre III, Folio essais, 2000, p 75)» .