Cinq artistes et l'ailleurs
2003
Art Absolument
Septembre 2003 : le sixième numéro d'(Art Absolument) est consacré à Gauguin. Pour Cinq artistes et l'ailleurs, Christian Lapie relate son expérience africaine.
Si j'ai tout d'abord eu connaissance de la culture africaine de façon indirecte à travers les expositions, les livres, les films, etc., ma rencontre avec l'Afrique et sa réalité quotidienne est relativement récente. Elle résulte d'une résidence ponctuelle qui m'a été proposée au Cameroun il y a deux ans pour faire une intervention dans la ville de Ngaoundéré. Parce que mon projet qui consistait à y installer cinq grands groupes de figures ne pouvait se faire sans l'aval des autorités politiques et religieuses, majoritairement musulmanes là-bas, j'ai été confronté à une situation très particulière qui s'est avérée être riche d'enseignement par rapport au contexte culturel trouvé sur place. Entre le moment où j'ai installé mes sculptures et leur temps d'exposition, il y a eu un changement de municipalité, aussi celles-ci se sont-elles trouvées être au cœur d'enjeux politico-religieux locaux et devinrent-elles le motif de puissantes oppositions. C'est l'impact de mon travail placé en confrontation avec une autre culture qui a été révélateur dans ce cas-là.
Alors que, dans mon imaginaire, l'Afrique était une terre mythique, peuplée d'idoles et de légendes vivantes, j'ai pris conscience à travers la réception de mon travail qu'elle était très éloignée de ce que nous imaginions d'elle et de ses mythes originels. Comme mon propos est surtout d'agir comme révélateur de mémoire enfouie, l'installation qui était partagée sur cinq sites a suscité de très nombreux commentaires. Si pour les uns mon travail parut comme le symbole d'une ouverture et d'une modernité, pour les autres il était en complète contradiction avec les préceptes de leur culture. Alors qu'au début tous y retrouvaient quelque chose de secret, ce que ces figures révélaient devint par suite le prétexte à leur destruction par le supplice du pneu enflammé. C'est dire si une telle situation de violence est exemplaire de la charge de ressentiments profondément cachés et comment une œuvre d'art peut en être l'exutoire. Quoique vécue à distance, l'expérience fut mentalement très lourde à supporter.
C'est surtout dans son rapport à l'environnement que mon travail a trouvé là une dimension nouvelle et j'ai dû réviser toutes mes notions habituelles de logique et de repère pour trouver où implanter les différents éléments de " Djaoulérou ". Il n'est pas facile de se repérer dans le réseau complexe et étale de la ville africaine, aussi ce sont des " sentiments de lieux " qui se sont imposés à moi pour déterminer où placer chacun des groupes de sculptures. Les quatre installés en ville se sont immédiatement greffés au tissu vivant : les enfants en ont fait un terrain de jeux et les vendeurs de rue un endroit pour commercer. Le groupe situé extra-muros a trouvé place sur le plateau de l'Adamaoua, sur une terre rouge au milieu de la savane et les villageois se sont très naturellement installés tout autour. Là, j'ai senti une relation très puissante entre les figures, la population et le paysage. Cette vision a été si forte qu'il me semblait ne pas être l'auteur de ces figures et qu'elles étaient là depuis toujours.
Il y a une dizaine d'années au cours d'un autre voyage que j'ai effectué en quête d'ailleurs, non en Afrique mais en Amazonie, j'avais emporté avec moi une édition des lettres que Gauguin écrivit de son exil polynésien à sa femme et à ses amis. Sa démarche vers une culture tout à fait différente de la sienne m'intriguait et je m'étais dit que peut-être cela m'aiderait à mieux découvrir celle que j'allais rencontrer. En fait, Gauguin était fondamentalement une sorte de sauvage - ne disait-il pas avoir privilégié en lui sa nature " indienne " - et c'est sa nature qui l'a conduit à l'exil à Tahiti puis aux îles Marquises bien plus qu'elle ne s'est forgée là-bas. Le caractère mythique de cette expérience est surtout le corollaire de la violence avec laquelle Gauguin a vécu celle-ci l'entraînant successivement à la maladie, à la solitude et à la mort.
Christian Lapie