Christian Lapie, mémoire et histoire

2002

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"Bientôt, on pourra lire l’histoire de la terre dans le sol comme dans un livre"
G. Flaubert

On parle volontiers de la mémoire de l’eau, on ne dit rien de celle de la terre. Ce sont là pourtant deux composantes essentielles à la constitution de notre existence et l’une comme l’autre sont toutes deux également fortes d’une potentialité mémorable. Non seulement l’eau et la terre participent de notre vie mais elles comptent avec l’air et le feu parmi les principes fondateurs de la création artistique. L’intérêt de Christian Lapie à ce que Gaston Bachelard nomme "la prodigieuse matérialité des substances terrestres" trouve son origine dans un enracinement existentiel au pays dont il est originaire. De même que le philosophe de l’élémentaire affirme "que, du fond des eaux, on ne sait quelle matière (vient) nourrir le reflet" et que "le limon est un tain de miroir qui travaille", de même sommes-nous enclin à penser que, du dedans de la terre, remonte une matière pétrie de mémoire. Dire de l’oeuvre de Christian Lapie qu’elle ne s’appréhende fondamentalement qu’à partir de ce lien vital qui l’unit au pays n’est pas la réduire à un territoire géographique spécifique, encore moins la restreindre à une identité locale. Au contraire, c’est l’attacher à toutes les terres, à toutes les cultures et à toutes les géographies. Pour ce que la terre est tout à la fois d’ici et d’ailleurs, du présent et du passé, pour ce qu’elle est somme toute une matière commune, composante primordiale de notre monde, voire de notre chair, elle est un élément universel qui en appelle à une pensée globale.

Tous ceux qui, depuis une quinzaine d’années, ont suivi le développement de la démarche de Christian Lapie n’ont pas manqué de relever qu’à l’écart de tout mouvement et de tout effet de mode, il y allait chez lui de la volonté d’établir les termes d’une dialectique alliant le local au global. Et vice-versa, dans cette façon dynamique et prospective tant de réactiver les éléments d’une mémoire enfouie que de prendre la mesure d’un temps de l’Histoire. De Val de Vesle à Forbach, en passant par Porto Velho, Reims, Berlin, Montmirail, Espeler, etc., les étapes sont nombreuses qui signalent sur le plan formel comme sur celui du contenu le déplacement de son travail et l’élargissement de sa portée.

Dans un rapport direct à l’idée de muralité, celui-ci s’est tout d’abord donné dans la dimension du tableau au travers de toute une production d’images peintes, faites à partir de matériaux du cru : de la craie, des oxydes, des cendres, etc., sur de grosses toiles et autres châssis de récupération. L’idée de fenêtre y était récurrente tant du fait de l’importance prêtée par l’artiste à la notion de cadre que de celui de l’usage qu’il faisait par ailleurs du verre et des jeux de transparence et d’opacité. Abstraites, ses images ne montraient que des signes rudimentaires dont l’inscription ne procédait que de l’intention de marquer un territoire. La rouille y était une couleur privilégiée pour ce qu’elle supposait d’un temps déposé, voire stratifié, et les oeuvres de Lapie s’offraient à voir le plus souvent comme autant de fragments éclatés dont la réunion visait à rendre compte - comme nous l’avions écrit alors - de "l’écho de sonorités abîmées". Celles de la guerre notamment. Il ne s’agissait alors pour l’artiste ni d’illustrer quoi que ce soit, ni de servir encore une mémoire, mais simplement de mettre à fleur et de prendre en charge les éléments d’une matérialité qui lui est consubstantielle afin de mieux se situer par rapport à un environnement extérieur aussi puissant qu’est celui de la terre de Champagne.

Du signe de la fenêtre à celui de la croix renversée, formalisée par l’assemblage de morceaux de toiles et de plaques métalliques peintes telle qu’on la trouve dans son travail à la fin des années 80, la trajectoire qu’a connue Christian Lapie ne procède d’aucune délibération particulière. Avec le recul dont nous disposons aujourd’hui, on peut cependant affirmer que c’est l’envie de volume qui a conduit l’artiste dans cette direction. Lapie ne cache d’ailleurs pas que celle-ci a toujours préexisté dans son travail mais qu’il a cherché à s’en donner les moyens en y allant à petits pas, chaque chose l’une après l’autre. Lapie est un terrien, il avance - comme il se plaît à le dire lui-même - "le nez au ras des betteraves", attentif à saisir le plus petit événement qui advient pour lui donner une ampleur universelle. Il est de ceux qui considèrent que ce qu’ils entreprennent n’est qu’une suite d’apprentissages et que c’est de l’expérience sans cesse renouvelée qu’émerge l’oeuvre. Ainsi, ses grandes croix déployées au mur ne sont autres que la mise à plat de cette envie de volume. L’idée de la châsse à laquelle elles sont irrésistiblement associées, tant par leur matérialité que par la référence sacralisée à laquelle elles font allusion, est confortée par l’importance que prend au fil du temps dans le travail toutes sortes d’objets dont la fonction mêle indistinctement le statut, tantôt de simples reliques, tantôt de simples témoins comme on en parle en terme d’archéologie.

Au tournant de la fin des années 80, cette envie de volume s’est manifestée chez Christian Lapie de façon particulière dans une activité parallèle d’organisateur d’expositions au sein d’une association intitulée Silo. Si cela a été pour lui l’occasion d’attirer chaque été à Val de Vesle des artistes aussi importants que Ackling, Friedmann, Cragg, Tremlett, Plensa et Penone, les invitant à exposer dans la petite église désaffectée de Courmelois, cette séquence n’est pas innocente du propre déroulement de son travail. Elle est notamment à mettre au compte d’un apprentissage de plus tant sur le versant de la sculpture que dans la gestion des rapports entre le local et le global. Avant même d’aller arpenter le monde, Christian Lapie a convoqué le monde à Val de Vesle. C’est aussi cela la force de la terre et du pays : une incroyable attraction. Bien plus qu’une autre, cette expérience a littéralement porté Lapie, le confrontant lui et son travail à la mesure d’une création forte et simple à la fois. Et l’artiste sait ce qu’il doit aux actes toujours enrichissants d’une telle aventure.

Celle qu’il a vécue en 1992, à l’occasion d’un voyage au Brésil, a marqué son travail de façon encore plus déterminante. Invité à exposer dans le contexte de la conférence sur la terre qui s’est tenu cette année-là à Rio de Janeiro, Christian Lapie y a fait l’expérience déterminante d’une rencontre. Celle d’un autre territoire, d’une autre culture et d’un autre monde, la forêt amazonienne. Il y a pris la mesure de la réalité sociale et politique d’une Histoire au présent, d’une histoire dans le jeu truqué de ses relations internationales où la bonne conscience est l’ordinaire de l’attention des pays développés à l’égard du tiers monde. Les travaux qu’il en a rapportés - Javisa, cinq grands reliefs de plâtre coloré à l’empreinte de ces tôles ondulées qui est le matériau privilégié des miséreux et au format miniature de puissantes forteresses - sont forts de cette nouvelle dimension. Si leur brutalité de coffre égale l’aspect rudimentaire des travaux antérieurs de Lapie, ils sont chargés d’une dimension ironique et critique - notamment dans la mise en place sur ces reliefs de dévidoirs de rouleaux de papiers peints occidentaux aux motifs exotiques - qui en appelle à la conscience universelle. Dans le moment d’une oeuvre qui se veut manifeste et qui ne se suffit plus de la seule surface du tableau, la mémoire s’est renflouée d’une réalité d’histoire et, dans sa quête d’un volume, le travail de Christian Lapie a gagné une échelle proprement monumentale.

Le projet qu’il développe à son retour, à la demande même de la ville de Reims, d’une oeuvre "actualisant l’esprit du lieu" où a été signé l’acte de reddition de la seconde guerre mondiale corrobore cette nouvelle orientation. De tableau, l’oeuvre se fait table et acquiert une dimension architecte. Lapie reconstitue grandeur nature la table de la signature en béton armé de couleur rose vif, y imprime en creux sur le plateau les empreintes d’armes plastiques de jouets de gosse et y plante tout un lot de fers tronqués. Très vite, l’oeuvre - intitulée War Game - devient l’objet d’une véritable "affaire d’état", la veuve du général allemand, signataire de l’acte, s’émouvant auprès de l’Elysée d’une telle démarche. Puis l’affaire s’amplifie : la ville, qui a pris livraison de l’oeuvre, refuse finalement de l’installer comme prévu dans une salle voisine de celle de la reddition, là même où elle prenait tout son sens. Face à cette situation et au fait que l’oeuvre n’est pas aujourd’hui localisée, l’artiste a décidé de porter plainte pour atteinte à son droit moral. Le procès est en cours.

Par delà ses implications juridico-politiques, cette aventure - qui est d’abord et avant tout une aventure de création - signale ce qu’il en est des difficultés pour un artiste d’opérer dans le vif d’un passé récent. De raviver une mémoire dans le contexte d’une histoire au présent, c’est-à-dire d’engager son art dans le quotidien d’une vie, dans le courant d’une pensée, dans le flux des vérités avérées. La démarche de Christian Lapie est cependant à situer sur un tel versant et, en ce sens, son art est engagé. On sait combien l’art engagé dérange et qu’il dérange au premier chef les consciences établies. Mais le propre de l’art n’est-il pas justement de ne jamais nous laisser indemnes ? En nous dessillant les yeux, que ce soit pour mieux voir le réel ou pour mieux le transcender. Christian Lapie appartient à cette catégorie d’artistes dont l’oeuvre dans son rapport à l’Histoire procède d’un devoir de mémoire. Il n’y va là d’aucune intention moralisatrice mais seulement de la volonté d’une prise en charge du drame humain, au sens le plus fort du mot quand celui-ci sert à désigner l’idée d’un avancement.

L’art de Lapie est fort d’une dimension tragique qui renvoie à une mesure existentielle dans une qualité classique avec des moyens pleinement contemporains. Si les installations que l’artiste a réalisées au cours de ces dernières années exploitent toutes sortes de ressources plastiques parfois assimilables tant à une économie sacralisante - objets votifs, structures en forme d’autel ou de temple, figures drapées, etc. - qu’à un registre d’outre-tombe, paradoxalement la mort n’y est pas mortifère et le sacré n’y est pas religieux. Le devoir de mémoire auquel il y est fait allusion est un devoir civique, tout simplement humain. Chez Christian Lapie, cette mesure-là est essentielle et l’a souvent conduit à intervenir dans des contextes qui sont hors champ du milieu de l’art. Les derniers projets qu’il a mis en oeuvre ici et là en témoignent : ainsi de Déposition (1996) à la Chaussée de Mécringes, dans une usine de fabrication de câbles haute technologie ; ainsi de Wahn und Wahnsinn (1997) dans une ferme de l’Eifel où il a entassé billes de bois et figures sculptées ; ainsi de Travail/Volupté (1997) dans le parc du Schlossberg à Forbach où il a établi un immense défilé de sept figures monumentales aux socles frappés des lettres de ces deux mots. Cette façon d’agir est pour lui l’occasion d’établir une tension entre le monde réel, celui du quotidien le plus trivial parfois, et l’univers propre à la création dans cette quête d’un désir de télescoper l’art et la vie. Et, pour le dire à nouveau, la mémoire et l’histoire, le passé et le présent, l’ici et l’ailleurs.

"Non, non, l’oeuvre d’art n’est pas destinée aux générations enfants. Elle est offerte à l’innombrable peuple des morts. Qui l’agréent. Ou la refusent." Ces lignes de Jean Genet, Christian Lapie peut à juste titre les citer à témoin et les employer à parrainer sa pensée. Elles disent la force de l’oeuvre au service de la mémoire, elles disent la prégnance de la mémoire dans l’oeuvre. "Mais ces morts - poursuit l’écrivain - dont je parlais n’ont jamais été vivants. Ou je l’oublie. Ils le furent assez pour qu’on l’oublie, et que leur vie avait pour fonction de les faire passer ce tranquille rivage où attendent un signe - venu d’ici - et qu’ils reconnaissent." L’art de Christian Lapie vise à établir toutes sortes de signes qui opèrent de la sorte en terme de reconnaissance et la forme, tout à la fois archaïque et symbolique, qu’il s’est récemment inventée, une forme puissante et grave aux allures d’une idole primitive, n’est autre que l’expression de ce qu’il appelle "le temps immense" et que chacun de nous porte en soi.

Nées du feu, d’un âge que Jean Genet qualifierait de "défunt, les figures de Christian Lapie surgissent dans la nuit noire de notre conscience. Elles se dressent et s’imposent ; seule fait signe la brutalité primitive de leur masse sombre et muette. Privées de bras, de jambes et de visage, elles font bloc. Elles sont sculpture. Elles n’avancent ni ne reculent. Elles sont là, insupportablement là. Elles y ont toujours été. De tout temps, de toute mémoire et de toute éternité. Taillées à la tronçonneuse, mal dégrossies, engoncées dans le bois dont elles sont faites, drapées dans une matière goudronneuse, les figures de Christian Lapie n’en ont pas moins "cet air, à la fois doux et dur, d’éternité qui passe".

Au risque de surprendre, il faut pour finir parler de Courbet et de Soulages. De la puissante verticalité des figures de celui-ci, de la gravité sourde des noirs de celui-là. "Courbet et Soulages ne se sentent jamais mieux à l’aise que dans les formats dont l’ampleur autorise un déploiement monumental" écrivait en 1980 Georges Duby. N’est-ce pas exactement ce que l’on pourrait dire des figures spectrales de Christian Lapie ? La façon dont elles se dressent dans l’espace et dont elles se multiplient pour constituer des groupes, voire de vraies théories antiques, n’est innocente ni du magistral ordonnancement d’un défilé comme celui de L’Enterrement à Ornans, ni d’une succession d’écran de Peintures comme aime à les organiser Soulages. Il y va là d’un même sentiment monumental, d’une même puissance d’aplomb et d’une même force de résistance. "Courbet et Soulages, poursuit Duby, ont en commun le même amour gouverné des hommes, de la terre et du beau métier rustique." Ces mots-là sont aussi à Christian Lapie.

Philippe Piguet

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