Un faux sculpteur, mûri sans souci des courants
2000
Le Monde
"Pour Christian Lapie, la forme ébauchée est la projection de nos obsessions"
CHRISTIAN LAPIE est un grand type maigre au yeux clairs et aux allures d'explorateur. Il est né à Reims en 1955, et vit tout près, à Val-de-Vesle où, dans les années 1980, il avait eu l'idée de transformer l'église voisine de son atelier en centre d'art. Son attachement au pays, à cette terre de Champagne qui ressemble aujourd'hui à un "green", et qui est lourde d'histoire, encore gorgée de ferrailles, de balles, d'obus et de sang, marque son œuvre.
L'artiste ne saurait développer un travail qui ne soit marqué en profondeur par cette histoire. La guerre, celle de 1914, les autres, toutes les guerres, la guerre du Golfe, ont été au cœur de ses peintures, dans les années 1980 et après. Des peintures, qui, au fil des années, ont pris une réelle épaisseur, sont devenues reliefs. La recherche de l'enfoui, le sol, le sous-sol, ses strates, sa mémoire, en étaient la matière dramatique.
Puis l'artiste a fait ce voyage au Brésil, en 1992. La puissance des forces naturelles de la forêt amazonienne l'a marqué fortement. Depuis, il lui a fallu développer autre chose. Quoi ? Dans un premier temps, Lapie a vécu une crise, le flottement. Puis s'est imposée l'idée de la figure taillée dans le tronc d'arbre. Non pour en faire des sculptures autonomes ni pour la forme, mais comme moyen, comme outil propre à répercuter un paysage, l'esprit du lieu.
Lapie est un faux sculpteur, qui a dépassé le cursus classique qu'il a suivi en fréquentant l'école des beaux-arts de Reims, puis l'Ecole nationale supérieure des beaux- arts de Paris, l'Ensba. Il a mûri à son rythme, ni dans le vent ni à contre-courant, avec toujours le souci de produire une œuvre conforme à lui-même, à ce qu'il est vraiment, quitte à ne pas être original. Il sait parfaitement qu'il n'est pas le premier à tailler des figures à la hache et à la tronçonneuse dans des troncs.
UN ART ÉPHÉMÈRE
Par contre, ce qu'il ne dit pas, par modestie, c'est qu'il est le seul à les exploiter comme il le fait, à les mettre systématiquement en rapport avec un espace qu'il a arpenté, reniflé, dont il a travaillé le passé. Avec une rigueur qui n'est pas loin de celle avec laquelle Daniel Buren explore l'espace et exploite ses rayures. Buren est d'ailleurs l'un des rares artistes que cite Lapie quand on l'interroge sur les artistes qu'il reconnaît, ou avec qui il est de connivence.
Une autre singularité de Lapie est de ne pas exploiter commercialement ses figures, par honnêteté intellectuelle. Il détruit ses œuvres à l'issue de ses expositions in situ. Il les refait toutes identiques et différentes pour chaque nouvelle installation, dans du bois local : bois calciné d'arbres abattus par une tempête pour un champ et une synagogue à Salzburg, en Allemagne, bois de construction récolté dans l'est du Cameroum pour Ngaoundéré.
L'artiste ne tient pas particulièrement à la forme de ses figures pourvu qu'elles soient assez frustres, assez génériques pour pouvoir s'adapter à toutes les situations, à toutes les cultures, et que l'imaginaire de chacun puisse rebondir sur elles. Pour lui la forme ébauchée, primitive, est la projection de nos obsessions, de nos peurs, qu'il a lui aussi besoin de canaliser, de conceptualiser, non sans dépense physique. Il reconnaît avoir besoin de ce passage physique violent qu'est la fabrication des figures. Quant au bois, en tant que matière, il s'en fout. Ce qui l'intéresse, dit-il, c'est ce qui est lié à sa symbolique dans toutes les cultures. A Ngaoundéré, il a trouvé avec qui parler.
Geneviève Breerette